Produit par Arte, le studio Upian et le Centre National du Cinéma, le webdocumentaire Prison Valley représente à ce jour l’horizon indépassable du rich media journalistique.
Indépassable, sans doute provisoirement, par son budget de 230 000 euros (1). Mais l’argent ne recouvre pas toutes les raisons de considérer cette réalisation comme un chef d’œuvre absolu.
Il y a aussi et surtout une compréhension aigüe des dimensions que le web ajoute aux traitements traditionnels des contenus informatifs.
Il y a une réflexion exemplaire sur l’architecture et l’ergonomie de ce pur « objet » web.
Sans oublier le talent des deux reporters, David Dufresne et Philippe Brault, et celui des développeurs qui ont su trouver d’impressionnantes solutions pour valoriser les matériaux ramenés du Colorado.
En tant que référence suprême, « Prison Valley » fournit l’occasion d’élaborer une grille d’évaluation des contenus qui se réclament du rich media (ou du multimédia, les nuances sémantiques importent peu en l’occurrence).
Les premiers paramètres à examiner sont ceux qui obéissent au principe de subsidiarité: comment le web se distingue des medias traditionnels.
Une structure narrative modulaire
L’internaute qui ouvre un compte pour vivre par procuration ce véritable road movie documentaire a toujours le choix de suivre, ou non, le cheminement des deux journalistes.
Il peut, exactement comme quand on erre en voiture dans les immensités américaines, revenir au motel pour consulter, approfondir, dialoguer, changer de direction.
La métaphore visuelle du motel est non seulement très pertinente; elle est aussi extrêmement confortable pour une navigation attentive à l’intérieur du reportage.
La modularité du récit n’empêche pas le visiteur qui a interrompu le visionnage de retrouver le fil du reportage le lendemain, là où il l’avait abandonné.
La structure linéaire n’est donc pas complètement évacuée, mais elle n’est pas contraignante comme à la radio ou à la télévision.
Une interactivité à triple détente
La possibilité de changer de module à l’intérieur du documentaire constitue le premier niveau d’interactivité.
C’est pour l’internaute la moindre des libertés que de pouvoir choisir sa manière d’assimiler un contenu riche, dense et complexe comme il le veut, quand il le veut. Cette liberté-là existe dans la presse écrite mais elle est absente de la radio et de la télévision.
Un deuxième niveau d’interactivité permet aux infonautes de discuter, éventuellement avec les deux journalistes sur des réseaux sociaux ou sur des forums.
Le troisième niveau conduit les audiences directement auprès des personnes interviewées dans le reportage.
Ce n’est pas un gadget ludique du genre « les internautes mènent l’enquête » comme cela a été proposé dans une autre tentative de webdocumentaire. Il s'agit d'une réelle mise en contact direct avec certaines des sources journalistiques.
Une implication des audiences
C’est une des grandes supériorités du web que de permettre à des organes d’information de fédérer les internautes ravis par un tel chef d’œuvre.
Encore faut-il s’y prendre en respectant la liberté de jugement de l'internaute.
Voilà le seul point sur lequel on peut émettre une petite réserve. Demander aux spectateurs d’une cérémonie organisée à la mémoire des matons morts dans l’exercice de leurs fonctions de porter un jugement moral sur ce rituel n’est pas digne de l’ambition et de la qualité d’un tel reportage.
Les journalistes ont un point de vue, qu’ils affichent honnêtement. Les questions fermées qui sont posées aux internautes donnent le sentiment que les auteurs sont sur le point de prêcher une croisade contre l’industrie carcérale américaine. Mais ce n’est qu’un détail.
La vraie réussite de cette gestion de communautés d’internautes réside dans le fait qu’elle est de nature à fidéliser.
Un tel reportage installe pour longtemps une prestigieuse marque media. Il suffira de rappeler que cette marque Arte-Upian-CNC a produit « Prison Valley’ » pour que la prochaine réalisation suscite une forte affluence.
La complémentarité des moyens d’expression
Tous les moyens d’expression numériques – texte, sons, images fixes et animées, liens – sont utilisés de manière non seulement pertinente mais parfois très subtile. Un exemple : travelling voiture dans le paysage typique de l’Ouest américain; on entend une radio locale (son d’ambiance) qui remercie les détenus de tel établissement d’avoir contribué au succès d’une initiative municipale (information)...
Les vidéos se fondent miraculeusement, c'est à dire sans hiatus visuel, dans les diaporamas photographiques.
Le texte est réduit à sa meilleure utilisation - concentrée - ce qui lui donne une force mille fois supérieure à celle des lourdes masses grisâtres qui lestent de nombreux sites informatifs. Ici, chaque mot typographié semble avoir été pesé pour produire le meilleur impact.
D’ailleurs - et là, c'est de l'alchimie - on finit par ne plus faire la différence entre les mots et les images tellement les uns et les autres sont chargés d’informations facilement accessibles.
L’imagerie n’oublie pas les graphismes de données, eux aussi dispersés avec une acuité qui décuple leur intérêt.
Une grande qualité audiovisuelle
Ce critère associe le webdocumentaire à sa déclinaison télévisée qui sera diffusée le 12 juin sur Arte.
Belles images, toujours justifiées dans les moindres détails, comme le plan de coupe sur la crosse de revolver à la ceinture d'un syndicaliste.
Prises de vues impeccables - diversité d'angles, de cadrages - servies par un montage superbe.
Commentaires aussi profonds que fins. Echantillon: « Les pizzas étaient moyennes mais le gardien de prison, lui, a été parfait. » Effectivement, ce gardien de prison donne les informations les plus stupéfiantes sur l’intérieur d’une prison souterraine dont les deux journalistes se sont vus refuser l’accès.
Plus envie de subir la télévision
La qualité de « Prison Valley » est telle que quiconque a voyagé dedans ne peut plus regarder une émission de télévision moyenne sans éprouver une sensation d’étouffement cognitif, sans être gagné par le profond ennui que génère l’insupportable discours « top/down » de journalistes tout à çoup très obsolètes.
1) Eric Sherer détaille, dans son blog AFP-MediaWatch, toutes les données relatives aux conditions de réalisation de « Prison Valley ». Comme c'est un journaliste fiable, il est inutile de refaire son travail ou de le copier. Autant lire directement son billet, complémentaire de celui-ci à l’adresse suivante :"Un nouveau journalisme est déjà là."
A LIRE EGALEMENT
- L'analyse par Vincent Truffy de la construction narrative de Prison Valley à partir d'un choix d'arborescence
- L'analyse des rapports entre l'interface et la temporalité du récit par Benoït Drouillat..
- Un rappel des billets consacrés à de précédents reportages en rich media sur le blog Journalistiques.fr
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